Les connaissances fondamentales ont toujours progressé au travers d’un dialogue permanent entre théorie et expérience. Parfois, la théorie ouvre de nouvelles voies d’exploration, dans lesquelles les expérimentateurs s’aventurent pour les valider ou au contraire réorienter les recherches. Parfois, les expérimentateurs trouvent un résultat totalement inattendu qui nécessite alors une explication, un cadre théorique.
Dès les prémices du CERN, ses fondateurs reconnaissent l’importance de la théorie pour la physique expérimentale. Le groupe Théorie est d’ailleurs l’un des premiers opérationnels, créé en mai 1952 autour du Danois Niels Bohr, prix Nobel de physique et l’un des pères fondateurs de la mécanique quantique. Installé dans les locaux de son Institut de physique théorique de Copenhague, il déménage à Genève en 1957.
Le paysage de la physique fondamentale est alors en pleine ébullition. Les expériences détectent des particules exotiques dans les rayons cosmiques ou dans les collisions des tout nouveaux accélérateurs aux États-Unis, et ce bestiaire semble échapper à toute logique. À partir de ces découvertes successives, les théoriciens établissent le modèle des quarks, expliquant l’existence de cette foule de particules exotiques. S’appuyant sur les avancées théoriques des décennies précédentes, ils élaborent le Modèle standard, donnant un cadre théorique aux particules et aux forces qui les relient. Ce modèle s’avère d’une extraordinaire efficacité, permettant des prédictions précises sur les interactions entre particules, qui sont validées par les expériences auprès des accélérateurs.
Le groupe Théorie et les expériences du CERN ont apporté de nombreuses pierres à l’édification et à la vérification du Modèle standard au cours des années 1970, par exemple avec la mise en évidence des courants neutres en 1973. Ils ont contribué à consolider le modèle dans les années 1980, notamment avec la découverte des bosons intermédiaires W et Z et les nombreux résultats du collisionneur électron-positon (LEP). À la fin des années 1990, le paysage des particules apparaît ordonné, avec une classification cohérente, et des équations établies et vérifiées.
Cependant, le mécanisme de Brout-Englert-Higgs, sur lequel repose le Modèle standard et grâce auquel les particules acquièrent leur masse, n’a toujours pas été validé. En découvrant le boson de Higgs en 2012, le Grand collisionneur de hadrons (LHC) apporte la dernière pièce au puzzle du Modèle standard.
Est-ce la fin de la quête pour autant ? Le LHC a répondu à la question cruciale du mécanisme de Brout-Englert-Higgs et réalisé des mesures d’une incroyable précision. Pour autant, cette théorie, aussi puissante soit-elle, comporte de nombreuses lacunes. La communauté espérait donc qu’à l’énergie inédite du LHC apparaîtraient d’autres particules, prédites par des théories au-delà du Modèle standard, ou à tout le moins que des anomalies indiqueraient l’existence d’une nouvelle physique. Certaines de ces théories ont été écartées et les mesures se poursuivent.
En l’absence de nouveaux indices, la physique des particules est à la croisée des chemins et les pistes sont nombreuses. Le LHC à haute luminosité, qui sera mis en service en 2030, poursuivra l’exploration en fournissant un très grand volume de données aux expérimentateurs. À plus long terme, la communauté imagine des instruments qui permettraient d’explorer des domaines inconnus, en atteignant des énergies plus élevées. L’étude FCC examine ainsi la faisabilité d’un collisionneur plus puissant. Toutes les options sont étudiées dans le cadre de la stratégie européenne pour la physique des particules. L’aventure pour comprendre l’Univers aux échelles les plus infimes et les plus grandes se poursuit donc.
Témoignage
Lorsque je suis arrivé au CERN, j’espérais qu’une avancée révolutionnaire se produirait au LEP ou au LHC. Quelque temps après, une révolution dans le domaine de la physique des particules a effectivement eu lieu au LHC, mais pas celle que j’attendais.
Gian Giudice
Gian Giudice dirige le Département de physique théorique du CERN.
« Comme l’a dit Ursula Von der Leyen dans son discours prononcé lors de la cérémonie CERN70 : « Tous les physiciens du monde rêvent de travailler au CERN ». Après 32 ans passés dans ce Laboratoire, je ne peux que confirmer ce qu’elle a dit. Travailler au CERN a été l’expérience la plus fantastique de ma vie, aussi bien d’un point de vue scientifique que d’un point de vue humain.
Lorsque j’ai rejoint le CERN en 1993, en tant que boursier, la physique des particules venait de traverser une période épique. Au cours des trois décennies précédentes, les connaissances dans le domaine de la physique fondamentale étaient passées d’une zoologie des particules confuse à une description précise et pertinente fondée sur un principe mathématique unique : la symétrie de jauge dans la théorie quantique des champs. Les physiciens du LEP venaient de faire de ce principe la loi suprême de la physique des particules. Cependant, malgré cette avancée majeure, le Modèle standard avait des limites. La concordance avec les données expérimentales était parfaite, mais trop de questions restaient encore en suspens, notamment celles liées aux aspects structurels de la théorie et aux énigmes cosmologiques. Le sentiment général était que nombre de ces questions trouveraient une réponse dans la prochaine couche de réalité physique qui serait découverte au cours des 30 années qui suivraient.
Lorsque je suis arrivé au CERN, j’espérais qu’une avancée révolutionnaire se produirait au LEP ou au LHC. Quelque temps après, une révolution dans le domaine de la physique des particules a effectivement eu lieu grâce au LHC, mais pas celle que j’attendais. D’une part, la découverte du boson de Higgs a démontré que la brisure spontanée de la symétrie électrofaible – déjà observée au LEP – était produite à des distances faibles par une seule particule de spin nul. D’autre part, l’absence de découverte d’autres particules ou de phénomènes inexpliqués au LHC a montré qu’il doit exister un fossé d’énergie entre le Modèle standard et la prochaine couche de réalité à explorer. Ces deux résultats, qui constituent l’héritage du LHC, ont eu comme conséquences de rebattre les cartes de la physique des particules et de nous laisser encore plus déconcertés face au Modèle standard.
La révolution conceptuelle mise en marche par le LHC permet de mesurer l’efficacité de la méthode scientifique. La recherche en physique fondamentale est un mélange de spéculations théoriques et d’exploration expérimentale. La plupart du temps, elle conduit à des surprises, et c’est exactement ce qui s’est produit avec les résultats du LHC.
La découverte, au LHC, du boson de Higgs et du fossé d’énergie par rapport à une nouvelle physique témoigne de la puissance de la méthode scientifique. Le niveau de précision atteint dans les mesures était étonnant et, dans l’ensemble, dépassait tout ce que l’on avait imaginé au début du projet. Une telle réussite s’explique non seulement par l’excellente performance du complexe d’accélérateurs du CERN et des détecteurs du LHC, mais aussi par les avancées liées aux calculs théoriques concernant les événements du Modèle standard constituant le bruit de fond. Sans ces prouesses, il n’aurait pas été possible d’obtenir des mesures aussi précises à partir des données du LHC.
L’interaction entre la théorie et l’expérimentation a toujours été la clé du succès du CERN. La plupart des résultats obtenus au LEP n’auraient pu voir le jour sans une étroite collaboration entre les équipes de la théorie et des expériences. Le LHC, poursuivant sur la même voie que le LEP, a porté la relation symbiotique entre théorie et expériences à un niveau de sophistication inédit, comme j’ai pu en être témoin au cours de mes 30 ans de carrière au CERN.
Que nous réservent les trois prochaines décennies ? Bon nombre des questions de physique des particules qui étaient en suspens lorsque je suis arrivé au CERN n’ont pas encore trouvé de réponse ; les découvertes du boson de Higgs et du fossé d’énergie n’ont fait que rendre ces questions plus précises et la quête de réponses plus pressante. Depuis ces avancées, les horizons de la recherche en physique fondamentale se sont élargis, dépassant les frontières traditionnelles. Pour aborder les questions de physique fondamentale en suspens, nous avons aujourd’hui besoin d’un programme expérimental diversifié, comprenant des projets transversaux de différentes envergures, impliquant des techniques multiples et des objectifs divers. Le projet qui succédera au LHC jouera un rôle essentiel en orientant la recherche vers des distances plus courtes, et le CERN doit remplir sa fonction de chef de file de la physique des particules en élaborant et en exploitant un nouveau projet ambitieux dans le domaine des hautes énergies au cours des 30 prochaines années.
Bien que la théorie et l’expérimentation soient toujours étroitement liées aux progrès de la physique fondamentale, ce sont les expériences qui, au cours des dernières décennies, ont occupé le devant de la scène grâce aux résultats du LHC. Cependant, je crois que les rôles vont s’inverser et que la théorie connaîtra son heure de gloire dans les décennies à venir.
Selon le théoricien Freeman Dyson, même si elles sont mises à l’honneur par les historiens, les révolutions scientifiques qui découlent d’idées théoriques restent rares. Pour lui, le chemin du progrès scientifique est jalonné de révolutions rendues possibles par les outils. Citons à titre d’exemples la découverte des satellites de Jupiter, rendue possible par la lunette astronomique de Galilée, et celle du boson de Higgs, qui n’aurait pas pu avoir lieu sans le LHC. Mais les outils mathématiques jouent un rôle aussi important que les instruments scientifiques dans les révolutions. Par exemple, c’est le calcul infinitésimal qui a permis à Newton de comprendre que les orbites elliptiques des planètes sont compatibles avec une force centrale à symétrie sphérique, et la géométrie différentielle qui a permis de trouver la formule de la relativité générale.
Je prends le pari que l’outil qui transformera la physique théorique au cours des 30 années à venir sera l’intelligence artificielle (IA). Cet outil, qui révolutionne déjà tous les aspects de l’analyse des données expérimentales, pourrait aussi transformer le fonctionnement même de la physique théorique. De plus, l’analyse des chemins empruntés par l’IA pour trouver la solution de problèmes de physique pourrait mener à la découverte de nouveaux cadres logiques, très différents de ceux utilisés actuellement par les êtres humains. La signification et la définition de la physique théorique vont probablement être bouleversées au cours des trois prochaines décennies, et de nouveaux horizons s’ouvriront pour l’exploration scientifique.
Gian Giudice est intervenu lors de l’événement public CERN70 « Dévoiler l’Univers ». D’autres questions ont été abordées, telles que « Un Univers (encore) plein de mystères » et « Toujours plus loin dans l’exploration : de nouvelles machines pour de nouvelles connaissances ».