L’énigme du muon

Installation de l’anneau de stockage de muons de l’expérience g-2 à l’extrémité du Hall sud, photographié en 1965. (Image : CERN)

Dans les années 1950, le muon demeure une particule très mystérieuse. Les physiciens ne sont pas certains qu’il s’agit simplement d’un électron beaucoup plus lourd que les autres (200 fois plus massif), ou d’une autre espèce de particule. En 1959, sur une idée de Leon Lederman, démarre au CERN l’expérience « g-2 » visant à mesurer le moment magnétique de ce drôle d’électron.

Cette expérience a pour objectif de tester l’électrodynamique quantique, qui décrit l’effet de la force électromagnétique sur les particules subatomiques chargées, comme les électrons ou les muons. Cette théorie prédit notamment une valeur anormalement élevée et légèrement supérieure à 2 pour le moment magnétique « g » du muon. D’où le nom de l’expérience.

Un groupe de six physiciens – Francis Farley, Georges Charpak, Théo Müller, Antonino Zichichi, Johannes Cornelius Sens et Richard Garwin – se forme pour tenter de mesurer cette valeur au Synchrocyclotron (SC). En 1961, l’équipe publie la première mesure directe du moment magnétique anomal du muon, avec une précision de 2 % en accord avec la valeur théorique. Cette précision est portée à 0,4 % en 1962. La théorie de l’électrodynamique quantique est validée ; le muon se comporte exactement comme un électron lourd.

Francis Farley propose une seconde expérience au Synchrotron à protons (PS), à laquelle participent Simon Van der Meer et Emilio Picasso. Démarrée en 1966, l’expérience permet d’obtenir un résultat 25 fois plus précis. Une troisième expérience est lancée à partir de 1969. Les résultats finaux confirment la théorie avec une précision de 0,0007 % !

Les recherches sur le moment magnétique anomal du muon se sont poursuivies aux États-Unis, au Laboratoire national de Brookhaven puis au Fermilab, où une expérience est toujours en cours, avec des résultats toujours plus précis.

Témoignage

La science comme je l’ai vécue était d’imaginer et de créer des appareils qui n’avaient jamais existé, d’observer des phénomènes qui n’avaient jamais été observés et peut-être même qui n’avaient jamais été prédits par la théorie. C’est l’expérience de l’invention et c’est tout à fait extraordinaire.

Francis Farley
Les membres de l’équipe « g-2 » au Synchrocyclotron (SC) en 1961. Francis Farley est debout, à côté de (de gauche à droite) : Johannes Cornelius Sens, Georges Charpak, Théo Müller et Antonino Zichichi, assis sur l’aimant de 6 mètres de long utilisé pour l’expérience. (Image : CERN)

Physicien britannique arrivé au CERN en 1957, Francis Farley a monté « g-2 », la première expérience sur le moment magnétique anomal du muon. Au cours de son long et remarquable parcours, il a mené plusieurs expériences pour mesurer cette valeur avec toujours plus de précision.

« Un jour j’ai reçu un télégramme du magazine Scientific American me demandant d’envoyer des détails sur mon expérience pour un article sur la Lune. Mon expérience n’ayant rien à voir avec la Lune, je n’ai pas répondu. Quelques semaines plus tard, j’ai reçu un nouvel appel. Et c’est là que j’ai compris qu’il y avait une faute de frappe. On me demandait des explications sur le muon, et non sur la Lune (moon en anglais). J’avais pensé, au début, qu’il n’y avait aucun lien entre le muon et la Lune. Mais il y en a un.

En effet, l’une des grandes énigmes du temps d’Isaac Newton était de comprendre comment la Lune sentait la présence de la Terre. Autrement dit, comment la force de gravité était transmise. Il en va de même pour l’électromagnétisme. Que se passe-t-il entre deux particules chargées qui s’attirent ou se repoussent ? C’est ce qu’explique la théorie de l’électrodynamique quantique. L’électron serait entouré d’un nuage de photons virtuels émis et réabsorbés. Si un autre électron arrive dans le nuage, des photons sont échangés.

L’anneau de stockage de la troisième expérience g-2 au CERN, qui a donné ses résultats définitifs en 1979. (Image : CERN)

Une théorie similaire décrit la gravitation. Des gravitons virtuels seraient échangés entre le Soleil, la Terre et la Lune. Dans l’électrodynamique quantique, les photons virtuels changent le moment magnétique de la particule. Si l’on détecte cette variation, on a l’évidence directe de l’existence des photons virtuels et c’était l’objectif de notre expérience.

Notre premier article, en 1961, a connu un grand retentissement, car c’était la première fois que l’on mesurait le moment magnétique anomal du muon. Cette expérience a du coup constitué une rampe de lancement pour les membres du groupe, qui partirent faire autre chose. J’étais le seul rescapé. Ensuite, j’ai travaillé sur la deuxième expérience et j’ai rencontré Emilio Picasso avec qui je me suis merveilleusement entendu. Nous avons formé une nouvelle équipe et nous avons apporté une énorme précision par rapport à la première expérience. Comme notre résultat ne collait pas avec la théorie, nous avons eu des idées pour une troisième expérience. Nous sommes parvenus à une telle précision que nous avons décidé d’arrêter.

La science comme je l’ai vécue était d’imaginer et de créer des appareils qui n’avaient jamais existé, d’observer des phénomènes qui n’avaient jamais été observés et peut-être même qui n’avaient jamais été prédits par la théorie. C’est l’expérience de l’invention et c’est tout à fait extraordinaire. Le CERN était merveilleux pour deux raisons. Il donnait à des jeunes comme moi l’opportunité d’inventer dans un nouveau domaine et la chance d’évoluer dans un milieu international. »

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Cet entretien est adapté du livre « Infiniment CERN » publié en 2004 à l’occasion du 50e anniversaire du CERN. Francis Farley est décédé en 2018 à l’âge de 97 ans. Pour en savoir plus sur l’histoire du g-2, lisez cet article du CERN Courier (en anglais).

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