Le premier collisionneur de hadrons du monde

Le 27 janvier 1971, les premiĂšres collisions du monde entre deux faisceaux de protons ont lieu dans les anneaux de stockage Ă  intersections (ISR) du CERN.

Vers la fin des annĂ©es 1950, les physiciens savent que l’énergie des collisions peut ĂȘtre considĂ©rablement augmentĂ©e en provoquant une collision frontale entre deux faisceaux de protons, plutĂŽt qu’avec un faisceau unique dirigĂ© vers une cible fixe. Cependant, les taux de collision attendus sont relativement faibles, et la variĂ©tĂ© de rĂ©actions obtenues bien moindre qu’avec une machine Ă  « cible fixe ».

Les physiciens des particules du CERN travaillent donc essentiellement sur des accĂ©lĂ©rateurs Ă  cible fixe, comme le Synchrotron Ă  protons (PS), et prĂ©conisent l’amĂ©lioration du PS et la construction du Supersynchrotron Ă  protons (SPS), plutĂŽt que la construction d’un collisionneur.

MalgrĂ© tout, les physiciens des accĂ©lĂ©rateurs plaident pour la construction d’un collisionneur, les ISR, et obtiennent gain de cause lors de la session du Conseil de dĂ©cembre 1965. Les travaux dĂ©butent l’annĂ©e suivante.

Le collisionneur ISR se rĂ©vĂšle ĂȘtre un excellent instrument pour la physique des particules, qui permet d’obtenir de nombreux rĂ©sultats importants, qui font aujourd’hui partie des connaissances de base en physique des particules. Les recherches sur les accĂ©lĂ©rateurs sont toutes aussi importantes et conduisent Ă  de nombreuses inventions et percĂ©es technologiques. C’est par exemple dans les ISR que sont rĂ©alisĂ©es pour la premiĂšre fois des collisions proton-antiproton, et des collisions d’ions lourds.

Les ISR ont ouvert la voie aux futurs collisionneurs de hadrons, de la conversion du SPS en un collisionneur proton-antiproton de 1981 à 1991, qui a mené à la découverte des bosons W et Z en 1983, au Grand collisionneur de hadrons (LHC) et sa fabuleuse découverte du boson de Higgs en 2012.

Photo de 1973 d’une zone d’intersection des anneaux de stockage Ă  intersections (ISR), oĂč les donnĂ©es des interactions proton-proton aux plus hautes Ă©nergies alors disponibles Ă©taient collectĂ©es. (Image : CERN)

TĂ©moignage

Comme tous les accĂ©lĂ©rateurs de particules d’avant-garde, les ISR furent leur propre prototype. [
] [Nous] en sommes venus Ă  considĂ©rer les ISR comme une machine presque douĂ©e de sensibilitĂ©, ou mĂȘme comme un collĂšgue parfois difficile.

Kjell Johnsen

Kjell Johnsen est le directeur du dĂ©partement des anneaux de stockage Ă  intersections (ISR) et le chef du projet ISR Ă  l’époque de leur construction.

« J’aurais beaucoup d’histoires Ă  raconter, mais celle que j’ai choisie rĂ©sume bien l’interaction entre l’homme et la machine qui caractĂ©risa les ISR. Comme tous les accĂ©lĂ©rateurs de particules d’avant-garde, les ISR furent leur propre prototype. De ce fait, nous avons appris jusqu’à la derniĂšre minute, et en sommes venus Ă  considĂ©rer les ISR comme une machine presque douĂ©e de sensibilitĂ©, ou mĂȘme comme un collĂšgue parfois difficile.

Revenons au mois de juin 1984, lorsque le ComitĂ© de la recherche du CERN a pris la dĂ©cision de fermer les ISR. Nous avons reçu l’instruction suivante : le faisceau qui Ă©tait dans la machine serait le dernier, mais les ISR pourraient fonctionner tant que ce faisceau serait maintenu. La machine a rĂ©flĂ©chi un instant, puis elle a eu un bon gros hoquet avant de cracher les quelques antiprotons qui circulaient. Nous avons dĂ©cidĂ© que nous ne pouvions laisser aux ISR le dernier mot. Nous avons reçu l’autorisation de procĂ©der Ă  un dernier remplissage. Nous avons maintenu le faisceau, et avons obtenu de bonnes rĂ©actions de physique, durant une centaine d’heures. Les ISR se sont parfaitement comportĂ©s jusqu’au 25 juin, Ă  6 heures du matin, heure Ă  laquelle nous les avons Ă©teints, un jour avant la cĂ©rĂ©monie de clĂŽture officielle.

À cette occasion, Viki Weisskopf, directeur gĂ©nĂ©ral du CERN Ă  l’époque oĂč le projet des ISR avait Ă©tĂ© votĂ©, rĂ©suma les rĂ©alisations des ISR en ces mots : « Ce qui compte vraiment, concernant les ISR, c’est leur rĂ©ussite en tant qu’instruments, car ils ont vĂ©ritablement modifiĂ© le paysage de la physique des hautes Ă©nergies. [
] Les ISR ont montrĂ© qu’il Ă©tait possible de faire de la physique des particules Ă  des Ă©nergies bien plus Ă©levĂ©es dans le centre de masse. [
] AprĂšs eux, les collisionneurs sont devenus Ă  la mode. »

On 27 January 1971, beams of protons collided in the Intersecting Storage Rings (ISR) for the first time. Kjell Johnsen (centre) shows Willi Jentschke and Hildred Blewett some emerging results. (Image: CERN)

En tant que physicien des accĂ©lĂ©rateurs, je dois dire que ce succĂšs fut possible grĂące Ă  plusieurs premiĂšres en matiĂšre de physique des accĂ©lĂ©rateurs. Le premier – et le principal – objectif des ISR Ă©tait de faire entrer en collision des faisceaux de protons. Ils y sont brillamment parvenus durant leurs treize annĂ©es d’existence, et avec une luminositĂ© croissante. Entre autres premiĂšres, c’est aux ISR que le refroidissement stochastique a Ă©tĂ© prouvĂ©, avec le maintien de faisceaux d’antiprotons durant des centaines d’heures. C’est Ă©galement dans cette machine que des protons sont entrĂ©s pour la premiĂšre fois en collision avec des antiprotons. Les ISR furent aussi le premier collisionneur d’ions lourds, rĂ©alisant des collisions de particules alpha. Les techniques de l’ultravide, nĂ©cessaires aux collisionneurs, arrivĂšrent Ă  maturitĂ© aux ISR. C’est lĂ  encore que les aimants supraconducteurs furent utilisĂ©s pour la premiĂšre fois avec des faisceaux en circulation.

Beaucoup estiment que les ISR furent stoppĂ©s Ă  la fleur de l’ñge. C’est peut-ĂȘtre vrai. Mais dans un monde oĂč les ressources sont limitĂ©es, des prioritĂ©s doivent ĂȘtre fixĂ©es et la communautĂ© de la physique des particules a estimĂ© que les ISR avaient accompli leur tĂąche. Pour conclure, je me fais Ă  nouveau l’écho des sentiments de Viki Weisskopf, lorsqu’il dĂ©clara Ă  la cĂ©rĂ©monie de clĂŽture que les enfants dĂ©passaient souvent leurs parents. En tant que premier collisionneur de hadrons, les ISR peuvent compter parmi leur descendance des machines aussi illustres que le collisionneur proton-antiproton SPS du CERN, le tevatron de Fermilab, le RHIC de Brookhaven, et peut-ĂȘtre mĂȘme le HERA de DESY. [
] Les ISR occupent donc une place de choix dans l’histoire de la physique des particules en tant que fondateurs d’une illustre dynastie. »

Photo de 1974 du tunnel des ISR, à l’un des points d’intersection (I5). On peut voir la disposition des aimants et le croisement des deux tubes de faisceau. (Image : CERN)

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Cet entretien est adaptĂ© du livre « Infiniment CERN » publiĂ© en 2004 Ă  l’occasion du 50e anniversaire du CERN. Kjell Johnsen est dĂ©cĂ©dĂ© en 2007 Ă  l’Ăąge de 86 ans. Pour en savoir plus, lisez cet article du CERN Courier qui lui est consacrĂ© (en anglais), ainsi que cet article sur les ISR (Ă©galement en anglais), Ă©galement paru dans le CERN Courier.

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