La grande aventure du LHC

Le LHC est une machine mondiale, avec des contributions du Canada, de l’Inde, du Japon, de la Russie et des Etats-Unis. Ces aimants de focalisation ont par exemple Ă©tĂ© fabriquĂ©s par le laboratoire amĂ©ricain Fermilab. (Image : Peter Ginter/CERN)

Les prĂ©mices du Grand collisionneur de hadrons (LHC) remontent au dĂ©but des annĂ©es 1980. Le Grand collisionneur Ă©lectron-positon (LEP), le futur grand accĂ©lĂ©rateur du CERN, Ă©tait encore en phase d’étude. Mais les scientifiques envisageaient dĂ©jĂ  d’utiliser son tunnel de 27 km pour un collisionneur de protons. De fait, les collisionneurs de hadrons Ă©taient extrĂȘmement prometteurs. Le CERN avait dĂ©veloppĂ© des techniques rĂ©volutionnaires avec les ISR, premier collisionneur proton-proton au monde dans les annĂ©es 1970, et prĂ©parait un collisionneur proton-antiproton qui allait permettre une grande dĂ©couverte en 1983. De l’autre cĂŽtĂ© de l’Atlantique, un gigantesque projet de Super collisionneur supraconducteur (SSC) s’esquissait.

Le coup d’envoi officiel du LHC fut donnĂ© lors d’un symposium Ă  Lausanne en 1984. Le consensus se porta rapidement sur une machine Ă  haute luminositĂ© – avec un nombre Ă©levĂ© de collisions – pour compenser une Ă©nergie rĂ©duite par rapport au mĂ©gaprojet amĂ©ricain. Cette contrainte impliquait l’utilisation de deux faisceaux de protons trĂšs intenses et donc de deux anneaux d’aimants. Par ailleurs, atteindre le champ magnĂ©tique requis impliquait l’utilisation d’aimants supraconducteurs totalement novateurs.

Ces exigences conduisirent Ă  adopter un design ambitieux d’aimants « deux-en-un » : deux bobines supraconductrices entourant les deux tubes de faisceaux au sein d’une structure mĂ©canique unique. Le matĂ©riau supraconducteur choisi fut le niobium-titane, permettant d’obtenir un champ magnĂ©tique supĂ©rieur Ă  8 teslas et donc une Ă©nergie de collision supĂ©rieure Ă  10 TeV pour les protons. Le choix de la supraconductivitĂ© impliquait de refroidir les aimants Ă  – 271 °C avec de l’hĂ©lium superfluide.

AprĂšs plusieurs annĂ©es de dĂ©veloppement, des aimants prototypes fonctionnĂšrent avec succĂšs en 1994. ParallĂšlement, les idĂ©es d’expĂ©riences s’esquissaient. Lors d’une rĂ©union Ă  Évian en 1992, des Ă©quipes scientifiques remirent leurs premiĂšres propositions, jetant les bases des futures grandes collaborations internationales du LHC et de leurs dĂ©tecteurs.

Cinq directeurs gĂ©nĂ©raux du CERN ont portĂ© le projet LHC depuis les premiĂšres esquisses jusqu’au dĂ©marrage. Ils Ă©taient tous les cinq
prĂ©sents lorsque le faisceau a circulĂ© pour la premiĂšre fois dans l’accĂ©lĂ©rateur le 10 septembre 2008. De gauche Ă  droite : Robert Aymar, Luciano Maiani, Christopher Llewellyn Smith, Carlo Rubbia and Herwig Schopper. (Image : CERN)

Encore fallait-il convaincre la communautĂ© scientifique et les États membres du CERN. Carlo Rubbia, directeur gĂ©nĂ©ral du CERN entre 1989 et 1994, fut l’un des grands promoteurs du LHC, emportant l’adhĂ©sion de la communautĂ© de la physique des particules en Europe. Le consensus fut plus difficile Ă  Ă©tablir parmi les États membres du CERN. Fin 1994, le Conseil du CERN approuva le LHC, mais en deux Ă©tapes.

Cette option Ă©tait quasiment irrĂ©aliste, mais un Ă©vĂ©nement majeur, survenu l’annĂ©e prĂ©cĂ©dente, allait dĂ©bloquer la situation. Aux États-Unis, le congrĂšs avait stoppĂ© le projet SSC, laissant le LHC partir seul Ă  l’assaut des hautes Ă©nergies. Pour lever des fonds supplĂ©mentaires, la Direction du CERN, emmenĂ©e par le nouveau Directeur gĂ©nĂ©ral Chris Llewellyn Smith, mena une intense campagne diplomatique auprĂšs d’États non-membres du CERN, dont ceux impliquĂ©s dans le projet SSC. Le Canada, l’Inde, la Russie et le Japon conclurent des accords de participation. Fin 1996, le Conseil approuvait la construction du LHC en une seule Ă©tape. En 1997, les États-Unis ralliĂšrent le projet.

Des centaines de personnes travaillaient dĂ©sormais sur un projet d’une complexitĂ© inĂ©dite : 9 000 aimants supraconducteurs Ă  produire, le plus grand systĂšme de cryogĂ©nie du monde, un systĂšme d’alimentation Ă©lectrique ultrasophistiquĂ©, et des millions de capteurs et autres composants fabriquĂ©s par une centaine d’entreprises dans le monde. La production dans l’industrie s’avĂ©ra particuliĂšrement ardue, avec d’inĂ©vitables alĂ©as techniques et financiers.

Le 10 septembre 2008, le LHC dĂ©marrait devant les camĂ©ras du monde entier. Neuf jours plus tard, une interconnexion dĂ©faillante stoppa malheureusement la machine, causant des dommages majeurs sur 600 mĂštres. AprĂšs 14 mois de rĂ©parations et d’amĂ©liorations, le LHC redĂ©marra avec succĂšs et le programme de recherche expĂ©rimentale dĂ©marra le 30 mars 2010. Le grand collisionneur a depuis gagnĂ© en Ă©nergie et luminositĂ© et permis de nombreuses avancĂ©es cruciales pour la comprĂ©hension de l’infiniment petit.

TĂ©moignage

On m’avait demandĂ© de diriger le projet LHC dĂšs 1993, avant mĂȘme qu’il ne soit approuvĂ©. C’est probablement par naĂŻvetĂ© que j’ai acceptĂ© !

Lyn Evans
Lyn Evans (au centre) se tient debout à cÎté du Directeur général du CERN Robert Aymar (à droite), scrutant les écrans du Centre de contrÎle du CERN le 10 septembre 2008, lors du démarrage du LHC. (Image : CERN)

Arrivé au CERN en 1969 comme boursier de recherche, Lyn Evans devient membre du personnel titulaire en 1971. Il est nommé chef du projet Grand collisionneur de hadrons (LHC) en 1994.

« Je n’ai jamais souhaitĂ© que la mise en service du LHC soit retransmise publiquement, mais il y avait eu une telle publicitĂ© autour de cet Ă©vĂ©nement, et toutes ces absurditĂ©s sur le fait que nous allions faire exploser l’Univers. À l’époque, le web et les mĂ©dias sociaux Ă©taient dĂ©jĂ  suffisamment dĂ©veloppĂ©s pour que les nouvelles circulent rapidement, gĂ©nĂ©rant ainsi une grande inquiĂ©tude. Nous n’avions donc pas le choix ; il Ă©tait tout simplement impossible de se contenter d’annoncer que le LHC avait Ă©tĂ© mis en marche. Mais s’exposer ainsi Ă©tait risquĂ© : la nuit prĂ©cĂ©dant la mise en service, le systĂšme cryogĂ©nique s’arrĂȘta de fonctionner. Il ne put ĂȘtre rĂ©tabli que dans la matinĂ©e du 10 septembre 2008, juste avant la mise en route de la machine !

Personne ne s’attendait Ă  ce que le LHC fonctionne aussi rapidement. En 1989, il avait fallu deux mois pour mettre en service le Grand collisionneur Ă©lectron-positon (LEP) ; pour le LHC, deux heures Ă  peine ont suffi !

Un premier point lumineux est apparu sur l’écran lorsque le faisceau est entrĂ© dans le LHC, puis un deuxiĂšme Ă©tait censĂ© apparaĂźtre une fois que le faisceau aurait fait un tour complet. Comme il y a eu un peu de retard, j’ai pensĂ© dans un premier temps que cela n’avait pas fonctionnĂ© ; nous avons alors vu deux points lumineux, puis un troisiĂšme, le faisceau ayant effectuĂ© deux tours. Il y a eu une salve d’applaudissement dans la salle ; on se serait cru Ă  un match de foot !

Le projet LHC s’est Ă©tendu sur les mandats de quatre directeurs gĂ©nĂ©raux ; chacun d’entre eux a Ă©tĂ© nommĂ© au moment opportun : le sens de la diplomatie de Llewellyn Smith a rendu le projet possible ; Luciano Maiani, qui Ă©tait physicien, a convaincu la communautĂ© de la physique de mettre fin au LEP pour laisser la place au LHC ; ingĂ©nieur de formation, Robert Aymar comprenait parfaitement les problĂšmes liĂ©s Ă  la construction du LHC et a rĂ©ussi Ă  mener le projet Ă  son terme ; enfin, Rolf Heuer, physicien, Ă©tait Ă  la tĂȘte du CERN lorsque le programme de physique a Ă©tĂ© lancĂ©, en 2010.

On m’avait demandĂ© de diriger le projet LHC dĂšs 1993, avant mĂȘme qu’il ne soit approuvĂ©. C’est probablement par naĂŻvetĂ© que j’ai acceptĂ©, mais j’avais dĂ©jĂ  Ă©tĂ© chef de division et travaillĂ© entre autres sur les premiĂšres conceptions depuis les annĂ©es 1980, Ă©poque oĂč germĂšrent les premiĂšres idĂ©es concernant un nouvel accĂ©lĂ©rateur, suite Ă  une rĂ©union Ă  Lausanne, en Suisse.

Quelques-uns des premiers aimants installés dans le tunnel du LHC en 2005. (Image : CERN)

La construction a durĂ© 15 ans et a prĂ©sentĂ© de nombreux dĂ©fis. Quatre de nos fournisseurs ont fait faillite, mais nous avions des entrepĂŽts dans tout le Pays de Gex dans lesquels Ă©taient stockĂ©s tous les composants nĂ©cessaires Ă  la construction d’aimants, au cas oĂč notre chaĂźne d’approvisionnement serait interrompue. Le projet reposait sur une installation Ă  flux tendus. Aussi, lorsque la construction de la ligne cryogĂ©nique subit un retard d’une annĂ©e, des centaines d’aimants s’entassĂšrent sur les parkings, exposĂ©s aux caprices du temps, dans l’attente d’ĂȘtre installĂ©s. Chaque fois que je prenais l’avion, je regardais par le hublot et voyais un ocĂ©an de dipĂŽles bleus !

Avant la mise en service du LHC, seuls sept des huit secteurs avaient pu ĂȘtre portĂ©s Ă  pleine Ă©nergie. Il y avait 10 000 connexions haute intensitĂ© entre les aimants, et nous savions que les interconnexions pouvaient ĂȘtre le maillon faible. Nous avions mĂȘme calculĂ© le risque de dĂ©faillance. La probabilitĂ© Ă©tait de 1 sur 10 000. Le 19 septembre 2008, neuf jours aprĂšs la mise en service du LHC, un problĂšme est survenu. Je me souviens, c’était l’heure du dĂ©jeuner ; j’étais en train de parler contrats avec les ressources humaines lorsque j’ai reçu un appel. Je me suis rendu immĂ©diatement au Centre de contrĂŽle du CERN (CCC) : tous les voyants Ă©taient rouges ! Une connexion avait sautĂ© et les soupapes n’Ă©taient pas dimensionnĂ©es pour faire face Ă  la surpression. RĂ©sultat : 50 aimants n’étaient plus alignĂ©s. Nous avions les Ă©lĂ©ments de rechange nĂ©cessaires, mais il a fallu environ une annĂ©e pour effectuer les rĂ©parations.

Avec le recul, je dirais que cet incident a Ă©tĂ© positif pour les expĂ©riences LHC. Elles ont disposĂ© de plus de temps pour utiliser les rayons cosmiques afin d’étalonner leurs dĂ©tecteurs et faire des simulations, de sorte que, lorsque nous avons remis le LHC en marche en 2010, nous avons pu monter en puissance beaucoup plus rapidement.

Cet incident m’a ouvert les yeux sur une particularitĂ© des personnes travaillant au CERN : elles persĂ©vĂšrent dans l’adversitĂ©. En effet, tout le monde s’est aussitĂŽt mobilisĂ© et a fait preuve d’ingĂ©niositĂ© pour que l’accĂ©lĂ©rateur fonctionne Ă  nouveau au plus vite. Nous sommes comme ça au CERN, nous rĂ©glons rapidement les problĂšmes, Ă  mesure qu’ils se prĂ©sentent ».

Extrait de la vidéo sur le premier faisceau du LHC, le 10 septembre 2008. (Video : CERN)

Pour en savoir plus, lire les articles suivants, parus dans le « CERN Courier »: « The day the world switched on to particle physics » et « How the LHC is now defying expectations by rivalling lepton colliders for precision ».


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