
Les prémices du Grand collisionneur de hadrons (LHC) remontent au début des années 1980. Le Grand collisionneur électron-positon (LEP), le futur grand accélérateur du CERN, était encore en phase d’étude. Mais les scientifiques envisageaient déjà d’utiliser son tunnel de 27 km pour un collisionneur de protons. De fait, les collisionneurs de hadrons étaient extrêmement prometteurs. Le CERN avait développé des techniques révolutionnaires avec les ISR, premier collisionneur proton-proton au monde dans les années 1970, et préparait un collisionneur proton-antiproton qui allait permettre une grande découverte en 1983. De l’autre côté de l’Atlantique, un gigantesque projet de Super collisionneur supraconducteur (SSC) s’esquissait.
Le coup d’envoi officiel du LHC fut donné lors d’un symposium à Lausanne en 1984. Le consensus se porta rapidement sur une machine à haute luminosité – avec un nombre élevé de collisions – pour compenser une énergie réduite par rapport au mégaprojet américain. Cette contrainte impliquait l’utilisation de deux faisceaux de protons très intenses et donc de deux anneaux d’aimants. Par ailleurs, atteindre le champ magnétique requis impliquait l’utilisation d’aimants supraconducteurs totalement novateurs.
Ces exigences conduisirent à adopter un design ambitieux d’aimants « deux-en-un » : deux bobines supraconductrices entourant les deux tubes de faisceaux au sein d’une structure mécanique unique. Le matériau supraconducteur choisi fut le niobium-titane, permettant d’obtenir un champ magnétique supérieur à 8 teslas et donc une énergie de collision supérieure à 10 TeV pour les protons. Le choix de la supraconductivité impliquait de refroidir les aimants à – 271 °C avec de l’hélium superfluide.
Après plusieurs années de développement, des aimants prototypes fonctionnèrent avec succès en 1994. Parallèlement, les idées d’expériences s’esquissaient. Lors d’une réunion à Évian en 1992, des équipes scientifiques remirent leurs premières propositions, jetant les bases des futures grandes collaborations internationales du LHC et de leurs détecteurs.

prĂ©sents lorsque le faisceau a circulĂ© pour la première fois dans l’accĂ©lĂ©rateur le 10 septembre 2008. De gauche Ă droite : Robert Aymar, Luciano Maiani, Christopher Llewellyn Smith, Carlo Rubbia and Herwig Schopper. (Image : CERN)
Encore fallait-il convaincre la communauté scientifique et les États membres du CERN. Carlo Rubbia, directeur général du CERN entre 1989 et 1994, fut l’un des grands promoteurs du LHC, emportant l’adhésion de la communauté de la physique des particules en Europe. Le consensus fut plus difficile à établir parmi les États membres du CERN. Fin 1994, le Conseil du CERN approuva le LHC, mais en deux étapes.
Cette option était quasiment irréaliste, mais un événement majeur, survenu l’année précédente, allait débloquer la situation. Aux États-Unis, le congrès avait stoppé le projet SSC, laissant le LHC partir seul à l’assaut des hautes énergies. Pour lever des fonds supplémentaires, la Direction du CERN, emmenée par le nouveau Directeur général Chris Llewellyn Smith, mena une intense campagne diplomatique auprès d’États non-membres du CERN, dont ceux impliqués dans le projet SSC. Le Canada, l’Inde, la Russie et le Japon conclurent des accords de participation. Fin 1996, le Conseil approuvait la construction du LHC en une seule étape. En 1997, les États-Unis rallièrent le projet.
Des centaines de personnes travaillaient désormais sur un projet d’une complexité inédite : 9 000 aimants supraconducteurs à produire, le plus grand système de cryogénie du monde, un système d’alimentation électrique ultrasophistiqué, et des millions de capteurs et autres composants fabriqués par une centaine d’entreprises dans le monde. La production dans l’industrie s’avéra particulièrement ardue, avec d’inévitables aléas techniques et financiers.
Le 10 septembre 2008, le LHC démarrait devant les caméras du monde entier. Neuf jours plus tard, une interconnexion défaillante stoppa malheureusement la machine, causant des dommages majeurs sur 600 mètres. Après 14 mois de réparations et d’améliorations, le LHC redémarra avec succès et le programme de recherche expérimentale démarra le 30 mars 2010. Le grand collisionneur a depuis gagné en énergie et luminosité et permis de nombreuses avancées cruciales pour la compréhension de l’infiniment petit.
Témoignage
On m’avait demandĂ© de diriger le projet LHC dès 1993, avant mĂŞme qu’il ne soit approuvĂ©. C’est probablement par naĂŻvetĂ© que j’ai acceptĂ© !
Lyn Evans

Arrivé au CERN en 1969 comme boursier de recherche, Lyn Evans devient membre du personnel titulaire en 1971. Il est nommé chef du projet Grand collisionneur de hadrons (LHC) en 1994.
« Je n’ai jamais souhaité que la mise en service du LHC soit retransmise publiquement, mais il y avait eu une telle publicité autour de cet événement, et toutes ces absurdités sur le fait que nous allions faire exploser l’Univers. À l’époque, le web et les médias sociaux étaient déjà suffisamment développés pour que les nouvelles circulent rapidement, générant ainsi une grande inquiétude. Nous n’avions donc pas le choix ; il était tout simplement impossible de se contenter d’annoncer que le LHC avait été mis en marche. Mais s’exposer ainsi était risqué : la nuit précédant la mise en service, le système cryogénique s’arrêta de fonctionner. Il ne put être rétabli que dans la matinée du 10 septembre 2008, juste avant la mise en route de la machine !
Personne ne s’attendait à ce que le LHC fonctionne aussi rapidement. En 1989, il avait fallu deux mois pour mettre en service le Grand collisionneur électron-positon (LEP) ; pour le LHC, deux heures à peine ont suffi !
Un premier point lumineux est apparu sur l’écran lorsque le faisceau est entrĂ© dans le LHC, puis un deuxième Ă©tait censĂ© apparaĂ®tre une fois que le faisceau aurait fait un tour complet. Comme il y a eu un peu de retard, j’ai pensĂ© dans un premier temps que cela n’avait pas fonctionnĂ© ; nous avons alors vu deux points lumineux, puis un troisième, le faisceau ayant effectuĂ© deux tours. Il y a eu une salve d’applaudissement dans la salle ; on se serait cru Ă un match de foot !
Le projet LHC s’est étendu sur les mandats de quatre directeurs généraux ; chacun d’entre eux a été nommé au moment opportun : le sens de la diplomatie de Llewellyn Smith a rendu le projet possible ; Luciano Maiani, qui était physicien, a convaincu la communauté de la physique de mettre fin au LEP pour laisser la place au LHC ; ingénieur de formation, Robert Aymar comprenait parfaitement les problèmes liés à la construction du LHC et a réussi à mener le projet à son terme ; enfin, Rolf Heuer, physicien, était à la tête du CERN lorsque le programme de physique a été lancé, en 2010.
On m’avait demandĂ© de diriger le projet LHC dès 1993, avant mĂŞme qu’il ne soit approuvĂ©. C’est probablement par naĂŻvetĂ© que j’ai acceptĂ©, mais j’avais dĂ©jĂ Ă©tĂ© chef de division et travaillĂ© entre autres sur les premières conceptions depuis les annĂ©es 1980, Ă©poque oĂą germèrent les premières idĂ©es concernant un nouvel accĂ©lĂ©rateur, suite Ă une rĂ©union Ă Lausanne, en Suisse.

La construction a durĂ© 15 ans et a prĂ©sentĂ© de nombreux dĂ©fis. Quatre de nos fournisseurs ont fait faillite, mais nous avions des entrepĂ´ts dans tout le Pays de Gex dans lesquels Ă©taient stockĂ©s tous les composants nĂ©cessaires Ă la construction d’aimants, au cas oĂą notre chaĂ®ne d’approvisionnement serait interrompue. Le projet reposait sur une installation Ă flux tendus. Aussi, lorsque la construction de la ligne cryogĂ©nique subit un retard d’une annĂ©e, des centaines d’aimants s’entassèrent sur les parkings, exposĂ©s aux caprices du temps, dans l’attente d’être installĂ©s. Chaque fois que je prenais l’avion, je regardais par le hublot et voyais un ocĂ©an de dipĂ´les bleus !
Avant la mise en service du LHC, seuls sept des huit secteurs avaient pu ĂŞtre portĂ©s Ă pleine Ă©nergie. Il y avait 10 000 connexions haute intensitĂ© entre les aimants, et nous savions que les interconnexions pouvaient ĂŞtre le maillon faible. Nous avions mĂŞme calculĂ© le risque de dĂ©faillance. La probabilitĂ© Ă©tait de 1 sur 10 000. Le 19 septembre 2008, neuf jours après la mise en service du LHC, un problème est survenu. Je me souviens, c’était l’heure du dĂ©jeuner ; j’étais en train de parler contrats avec les ressources humaines lorsque j’ai reçu un appel. Je me suis rendu immĂ©diatement au Centre de contrĂ´le du CERN (CCC) : tous les voyants Ă©taient rouges ! Une connexion avait sautĂ© et les soupapes n’Ă©taient pas dimensionnĂ©es pour faire face Ă la surpression. RĂ©sultat : 50 aimants n’étaient plus alignĂ©s. Nous avions les Ă©lĂ©ments de rechange nĂ©cessaires, mais il a fallu environ une annĂ©e pour effectuer les rĂ©parations.
Avec le recul, je dirais que cet incident a été positif pour les expériences LHC. Elles ont disposé de plus de temps pour utiliser les rayons cosmiques afin d’étalonner leurs détecteurs et faire des simulations, de sorte que, lorsque nous avons remis le LHC en marche en 2010, nous avons pu monter en puissance beaucoup plus rapidement.
Cet incident m’a ouvert les yeux sur une particularitĂ© des personnes travaillant au CERN : elles persĂ©vèrent dans l’adversitĂ©. En effet, tout le monde s’est aussitĂ´t mobilisĂ© et a fait preuve d’ingĂ©niositĂ© pour que l’accĂ©lĂ©rateur fonctionne Ă nouveau au plus vite. Nous sommes comme ça au CERN, nous rĂ©glons rapidement les problèmes, Ă mesure qu’ils se prĂ©sentent ».
Pour en savoir plus, lire les articles suivants, parus dans le « CERN Courier »: « The day the world switched on to particle physics » et « How the LHC is now defying expectations by rivalling lepton colliders for precision ».