La fin de l’alphabet

The UA1 experiment (Image: CERN)

En 1983, le CERN voit la fin de l’alphabet des particules. Le Laboratoire annonce la dĂ©couverte des particules W et Z, depuis longtemps recherchĂ©es. L’annonce est si retentissante que l’annĂ©e suivante les deux scientifiques Ă  l’origine de la dĂ©couverte reçoivent le prix Nobel de physique. En 1984, Carlo Rubbia, initiateur de la transformation de l’accĂ©lĂ©rateur SPS en collisionneur de protons et d’antiprotons et porte-parole de l’expĂ©rience UA1, et Simon van der Meer, inventeur de la technique de « refroidissement stochastique » indispensable au fonctionnement du collisionneur, sont honorĂ©s par l’AcadĂ©mie Nobel.

Pour comprendre la portĂ©e de cette dĂ©couverte, il faut remonter Ă  trois autres laurĂ©ats du prix Nobel. Dans les annĂ©es 1960, Steven Weinberg, Abdus Salam et Sheldom Glashow ont proposĂ© une thĂ©orie selon laquelle la force Ă©lectromagnĂ©tique et la force faible, responsable entre autres de la radioactivitĂ©, dĂ©couleraient d’une seule et mĂȘme interaction. Cette force Ă©lectrofaible s’exercerait entre les particules Ă©lĂ©mentaires grĂące Ă  l’échange de trois particules massives, les bosons W+, W et Z0.

Une premiĂšre Ă©vidence de cette interaction unifiĂ©e est dĂ©jĂ  apportĂ©e par le CERN en 1973 avec l’expĂ©rience Gargamelle. Mais nulle trace encore des fameux bosons W et Z, si massifs qu’ils ne peuvent ĂȘtre produits par les accĂ©lĂ©rateurs de l’époque. Les chasseurs de bosons ne manquent pourtant pas d’idĂ©es. En 1976, David Cline, Peter McIntyre et Carlo Rubbia proposent de transformer le plus grand accĂ©lĂ©rateur du CERN, le SPS qui vient d’entrer en service, en un collisionneur de protons et d’antiprotons, produisant une Ă©nergie suffisante pour crĂ©er les bosons espĂ©rĂ©s.

L’expĂ©rience UA2. (Image : CERN)

L’accĂ©lĂ©rateur est mĂ©tamorphosĂ© en l’espace de trois ans seulement, entre 1978 et 1981. ParallĂšlement, deux expĂ©riences sont alors Ă©laborĂ©es : UA1 et UA2. Leur objectif principal, la chasse aux bosons W et Z, est similaire, mais les deux dĂ©tecteurs diffĂšrent par bien des aspects. UA1, portĂ© par Carlo Rubbia, inaugure l’ùre des grandes collaborations, regroupant environ 130 physiciens. Son dĂ©tecteur, immense pour l’époque, ne pĂšse pas moins de 2 000 tonnes et ses objectifs scientifiques sont multiples. UA2, dix fois plus compact, rassemble une cinquantaine de physiciens et est conçu plus spĂ©cifiquement pour rechercher les W et Z.

En juillet 1981, le SPS enregistre ses premiĂšres collisions. Fin 1982, environ 1 million d’évĂ©nements pouvant rĂ©vĂ©ler les W et Z sont enregistrĂ©s. Le 21 janvier 1983, UA1 annonce la dĂ©couverte des deux particules W. UA2 confirme l’observation. Au printemps, dix fois plus de W sont crĂ©Ă©s. Dans le courant du mois de mai, le CERN annonce la dĂ©couverte du troisiĂšme boson intermĂ©diaire, le Z0.

Au-delĂ  des rĂ©sultats de physique, la dĂ©couverte des bosons W et Z est fondamentale pour doper la confiance de la communautĂ© scientifique sur l’intĂ©rĂȘt de construire le gigantesque accĂ©lĂ©rateur LEP, mis en service en 1989. VĂ©ritable usine Ă  Z – quelque 20 millions en furent produits – puis Ă  W, le LEP en mesura les propriĂ©tĂ©s avec une extrĂȘme prĂ©cision.

TĂ©moignage

La dĂ©couverte des bosons W et Z, rapidement reconnue par le ComitĂ© Nobel, Ă©tait pour ainsi dire la partie Ă©mergĂ©e de l’iceberg, prĂ©façant une aventure merveilleuse et unique Ă  laquelle contribuĂšrent Ă©normĂ©ment de remarquables personnes de tant de pays diffĂ©rents [
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Carlo Rubbia
Carlo Rubbia (Ă  gauche) et Simon van der Meer cĂ©lĂšbrent l’obtention du prix Nobel en 1984. (Image : CERN)

Le nom de Carlo Rubbia est Ă©troitement liĂ© Ă  la dĂ©couverte des bosons W et Z au CERN. En 1984, il reçoit, avec Simon van der Meer, le prix Nobel de physique pour son travail Ă  la tĂȘte de l’expĂ©rience UA1, qui rĂ©alisa cette dĂ©couverte. Son mandat de Directeur gĂ©nĂ©ral du CERN, de 1989 Ă  1993, fut marquĂ© par l’inauguration du Grand collisionneur Ă©lectron-positon (LEP) et par les premiers rĂ©sultats des quatre expĂ©riences de cet accĂ©lĂ©rateur.

« Je suis venu au CERN pour la premiĂšre fois au dĂ©but de 1960. Aujourd’hui encore, je suis toujours aussi motivĂ© et enthousiasmĂ© par cette coopĂ©ration internationale institutionnalisĂ©e, comme lors de mon arrivĂ©e, Ă©poque oĂč ce concept novateur, si populaire Ă  prĂ©sent, Ă©tait quasiment inconnu.

Le CERN a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par un groupe remarquable de fondateurs, alors que l’Europe s’apprĂȘtait Ă  retrouver la prospĂ©ritĂ©. L’objectif Ă©tait de promouvoir la science pure Ă  l’échelle europĂ©enne et, aprĂšs les dĂ©sastres de la Seconde Guerre mondiale, d’instaurer la confiance entre des personnes de pays, traditions et mentalitĂ©s diffĂ©rents.

Pour nous, le CERN s’est rĂ©vĂ©lĂ© un extraordinaire “creuset” oĂč se rassemblĂšrent un grand nombre de jeunes et remarquables talents, venus de beaucoup de pays diffĂ©rents. Vivant ensemble – pour ainsi dire sous le mĂȘme toit – et avec des ressources appropriĂ©es, nous avons pu fonctionner dans un climat unique d’absolue libertĂ© scientifique, avec un enthousiasme et une motivation considĂ©rables. Nous avons Ă©tĂ© tous tĂ©moins du fait que l’efficacitĂ© d’une Ă©quipe est bien plus importante que la somme des contributions de chacun de ses membres.

L’originalitĂ© de la communautĂ© des accĂ©lĂ©rateurs du CERN est apparue d’emblĂ©e, lorsque John Adams, alors dans la trentaine, et la remarquable Ă©quipe qu’il avait mise en place, ont rĂ©alisĂ© le premier accĂ©lĂ©rateur de protons Ă  focalisation forte. Il a eu le courage d’annuler le projet de 10 gigaĂ©lectronvolts (GeV) Ă  faible focalisation, pourtant dĂ©jĂ  approuvĂ©, et d’opter pour un synchrotron Ă  protons de 25 GeV totalement novateur. L’aventure suivante fut la mise en place des anneaux de stockage Ă  intersection, les ISR, qui ont servi de “rĂ©fĂ©rence” pour tous les projets ultĂ©rieurs et qui ont pu exister grĂące Ă  la vision du Directeur gĂ©nĂ©ral de l’époque, Viki Weisskopf.

La dĂ©couverte de la particule W dans le dĂ©tecteur UA1 lors de la pĂ©riode d’exploitation octobre-dĂ©cembre 1982 du collisionneur proton-antiproton. (Image : CERN)

Toutefois, rĂ©trospectivement, les rĂ©sultats de physique furent probablement en deçà de ce qui pouvait ĂȘtre escomptĂ©, essentiellement Ă  cause du choix d’instrumentations mal adaptĂ©es Ă  l’époque. Mais les nombreuses innovations en matiĂšre d’accĂ©lĂ©rateurs rĂ©alisĂ©es avec les ISR permirent au SPS d’ĂȘtre bien plus perfectionnĂ© que l’accĂ©lĂ©rateur de Fermilab, aux États-Unis, une machine assez classique. Excellent accĂ©lĂ©rateur, le SPS possĂ©dait toutes les caractĂ©ristiques pour ĂȘtre par la suite rapidement transformĂ© en collisionneur. Tout ce qui manquait Ă©tait une source de protons “industrielle”, Ă  une Ă©poque oĂč mĂȘme la production d’une poignĂ©e d’antiprotons Ă©tait dĂ©jĂ  considĂ©rĂ©e comme une prouesse. Il fallait surmonter le thĂ©orĂšme dit de Liouville et approfondir les premiĂšres Ă©tudes rĂ©alisĂ©es aux ISR par Wolfgang Schnell et Simon van der Meer. L’enthousiasme Ă©tait tel qu’il fallut moins de deux ans pour construire ce joyau qu’est l’accumulateur d’antiprotons !

La merveilleuse succession de nouveaux accĂ©lĂ©rateurs, d’abord le SPS puis plus tard le Grand collisionneur Ă©lectron-positon (LEP), a Ă©tĂ© complĂ©tĂ©e d’un nombre de technologies pour les expĂ©riences tout aussi rĂ©volutionnaires, comme les chambres Ă  fils et les chambres Ă  dĂ©rive, le calorimĂštre (Herwig Schopper) et d’autres encore. Sans ces instruments, les grandes dĂ©couvertes rĂ©alisĂ©es dans notre domaine n’auraient pas Ă©tĂ© possibles. C’est la raison pour laquelle Georges Charpak a bien mĂ©ritĂ© son prix Nobel.

La dĂ©couverte des bosons W et Z, rapidement reconnue par le ComitĂ© Nobel, Ă©tait pour ainsi dire la partie Ă©mergĂ©e de l’iceberg, prĂ©façant une aventure merveilleuse et unique Ă  laquelle contribuĂšrent Ă©normĂ©ment de remarquables personnes de tant de pays diffĂ©rents, dont beaucoup malheureusement ne sont plus parmi nous.

Pour Ă©valuer l’importance de ce qu’ont pu accomplir les Ă©quipes du CERN, il suffit de rappeler que jusqu’au LHC, les recherches menĂ©es dans le monde sur les hadrons Ă  haute Ă©nergie Ă©taient dominĂ©es par deux collisionneurs proton-antiproton : le premier entiĂšrement mis au point au CERN et le deuxiĂšme, dotĂ© d’une Ă©nergie plus poussĂ©e, Ă©tant le Tevatron de Fermilab.

Nous avons pris beaucoup de plaisir Ă  vivre cette Ă©poque du CERN et nous sommes fiers de ce que nous avons pu accomplir. Pour citer Simon van der Meer : “S’ils ont une idĂ©e, pour folle qu’elle soit, surtout qu’ils la vĂ©rifient. Une fois sur cent, cette idĂ©e se rĂ©vĂ©lera ĂȘtre une bonne idĂ©e.”

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Cet entretien est adaptĂ© du livre « Infiniment CERN » publiĂ© en 2004 Ă  l’occasion du 50e anniversaire du CERN.

Le premier Ă©vĂ©nement Z enregistrĂ© par l’expĂ©rience UA1 le 30 avril 1983. (Image : CERN)

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