
Depuis les prĂ©dictions thĂ©oriques de Paul Dirac, Ă la fin des annĂ©es 20, le fait est bien Ă©tabli que pour chaque particule, il existe une antiparticule avec des propriĂ©tĂ©s opposĂ©es, notamment la charge Ă©lectrique. Au cours des trois dĂ©cennies suivantes, les scientifiques ont dĂ©couvert les constituants qui composeraient les anti-atomes : les antiĂ©lectrons (ou positons), les antiprotons et les antineutrons. Mais il a fallu attendre 1995 pour quâune collaboration du CERN parvienne Ă fabriquer, pour la premiĂšre fois au monde, quelques atomes dâantihydrogĂšne, constituĂ©s chacun dâun positon et dâun antiproton.
Ces premiers atomes dâantihydrogĂšne furent observĂ©s par lâexpĂ©rience PS210, dans lâAnneau dâantiprotons de basse Ă©nergie (LEAR). Cette expĂ©rience constitua un vĂ©ritable dĂ©fi, tant pour les expĂ©rimentateurs que pour lâĂ©quipe chargĂ©e de lâexploitation de LEAR. Et ce fut un succĂšs, mĂȘme si les atomes dâantimatiĂšre se dĂ©plaçaient Ă une vitesse proche de celle de la lumiĂšre et ne purent donc ĂȘtre utilisĂ©s pour ĂȘtre Ă©tudiĂ©s. Le 4 janvier 1996, le CERN et les instituts participant Ă lâexpĂ©rience publiaient un communiquĂ© de presse annonçant leurs observations. Lâinformation, qui semblait tout droit sortie dâun film de science-fiction, fit le tour du monde.
Ce succĂšs et lâintĂ©rĂȘt considĂ©rable des scientifiques et du public a ouvert la voie Ă un nouveau champ dâĂ©tudes et lancĂ© le dĂ©veloppement dâune nouvelle machine. Le dĂ©cĂ©lĂ©rateur dâantiprotons (AD) a alimentĂ© plusieurs expĂ©riences en antiprotons Ă partir de 2000. Deux annĂ©es plus tard soit, fort Ă propos, 100 ans exactement aprĂšs la naissance de Paul Dirac, deux collaborations annonçaient la production dâun grand nombre dâatomes dâantihydrogĂšne « froids ». Depuis, les expĂ©riences sur lâantimatiĂšre ont multipliĂ© les succĂšs, mesurant les paramĂštres fondamentaux des antiprotons et de lâantihydrogĂšne avec une prĂ©cision de plus en plus grande. Un deuxiĂšme dĂ©cĂ©lĂ©rateur, ELENA, entrĂ© en service en 2020, ralentit davantage encore les antiprotons de maniĂšre Ă faciliter leur Ă©tude.
Témoignage
Aucun membre de notre petite collaboration nâoubliera jamais ces journĂ©es trĂ©pidantes de 1995. Tous les Ă©lĂ©ments du dispositif expĂ©rimental devaient fonctionner ; nous nâaurions pas de seconde chance.
Walter Oelert

Walter Oelert, alors chercheur au Centre de recherche de JĂŒlich, en Allemagne, dirigea lâexpĂ©rience PS 210. Rapidement mise en place en 1995 Ă LEAR, cette expĂ©rience produisit pour la premiĂšre fois au monde des atomes dâantihydrogĂšne. Il a ensuite participĂ© Ă l’une des expĂ©riences pionniĂšres sur l’antimatiĂšre au dĂ©but des annĂ©es 2000 et a Ă©tĂ© l’un des initiateurs du nouveau dĂ©cĂ©lĂ©rateur d’antimatiĂšre ELENA.
« J’aimerais citer Werner Heisenberg qui affirmait en 1972 : « la dĂ©couverte de l’antimatiĂšre a peut-ĂȘtre Ă©tĂ© le plus grand saut de tous les grands sauts en physique de notre siĂšcle ». Il faisait rĂ©fĂ©rence aux prĂ©dictions rĂ©volutionnaires de Dirac, suivies des dĂ©couvertes du positon en 1932 et de l’antiproton en 1955. L’antihydrogĂšne n’avait toujours pas Ă©tĂ© observĂ© pour la premiĂšre fois.
Au dĂ©but des annĂ©es 90, la collaboration JETSET utilisait des antiprotons pour son expĂ©rience Ă lâAnneau dâantiprotons de basse Ă©nergie LEAR. Ă lâautomne 1993, au cours dâune pause-cafĂ©, trois physiciens des accĂ©lĂ©rateurs, Michel Chanel, Pierre LefĂšvre et Dieter Möhl, Ă©voquĂšrent lâidĂ©e de produire de lâantihydrogĂšne avec le dispositif expĂ©rimental utilisĂ© pour JETSET, en y ajoutant des systĂšmes de dĂ©tection supplĂ©mentaires. La collaboration JETSET nâĂ©tait pas intĂ©ressĂ©e. AprĂšs quelques essais, certains dâentre nous furent pourtant convaincus que cela pourrait fonctionner. Finalement, le comitĂ© du programme LEAR attribua 48 heures de temps de faisceau Ă lâexpĂ©rience PS210 pour produire des atomes dâantihydrogĂšne en vol.
Aucun des membres de cette nouvelle petite collaboration nâoubliera jamais ces journĂ©es trĂ©pidantes de 1995. Tous les Ă©lĂ©ments du dispositif expĂ©rimental devaient fonctionner ; nous nâaurions pas de seconde chance. La pression sâest encore davantage accrue lorsque la presse sâest emparĂ©e du sujet, avant mĂȘme que ne soient produites des interactions susceptibles de crĂ©er les premiers atomes dâantihydrogĂšne jamais observĂ©s sur cette planĂšte.
Nous avons finalement collectĂ© des donnĂ©es durant quatre semaines, Ă raison de deux heures par jour. Puis les choses sont devenues chaotiques. Des journaux nous ont demandĂ© de publier des articles avant les rĂ©sultats dĂ©finitifs ! Un communiquĂ© de presse a Ă©tĂ© prĂ©parĂ© alors que le rapporteur scientifique de lâarticle nâĂ©tait pas disposĂ© Ă accepter la preuve de lâobservation dâatomes dâantihydrogĂšne uniquement sur la base de lâenregistrement simultanĂ© des signaux dâannihilation dâun positon et dâun antiproton, qui sont les composants dâun atome dâantihydrogĂšne. NĂ©anmoins dâautres signaux dâĂ©nergie et de quantitĂ© de mouvement dĂ©finis durant lâexpĂ©rience ont convaincu Ă la fois le rapporteur et lâĂ©diteur de la revue scientifique. Nous avons pu annoncer la premiĂšre observation de production d’atomes formĂ©s Ă partir de particules d’antimatiĂšre. L’intĂ©rĂȘt du public a Ă©tĂ© Ă©norme, le rĂ©sultat a fait la une de nombreux journaux, dont le « New York Times » et « Der Spiegel ».
Lâune des nombreuses interviews que jâai accordĂ©es Ă lâĂ©poque mĂ©rite dâĂȘtre citĂ©e :
- La journaliste. â Est-il exact que lâĂ©nergie produite par lâannihilation de matiĂšre et dâantimatiĂšre est la plus Ă©levĂ©e que lâon puisse imaginer dans une rĂ©action ?
- Oelert. â Oui, câest certainement vrai sur le principe.
- La journaliste. â Pourrait-on alors fabriquer une bombe Ă antimatiĂšre qui serait nettement plus puissante quâune bombe atomique ?
- Oelert. â Oh, je nâai jamais songĂ© Ă une telle application, laissez-moi rĂ©flĂ©chir. [Pause.] Non, ce serait impossible pour deux raisons. Techniquement, il serait impossible de stocker une telle quantitĂ© dâantimatiĂšre. Et quand bien mĂȘme, on nâarriverait pas Ă produire de lâantimatiĂšre en quantitĂ©s suffisantes pour servir de source dâĂ©nergie. Vraiment, ce nâest pas possible.
Lâarticle indiqua en substance : « Oelert rĂ©flĂ©chit Ă la bombe Ă antimatiĂšre. » Mais ce nâest que de la science-fiction, totalement irrĂ©aliste. Cela ne mâintĂ©resse en rien. Du point de vue scientifique, en revanche, il s’agissait d’un grand pas en avant vers le vĂ©ritable travail qui consiste Ă produire de grandes quantitĂ©s d’antihydrogĂšne froid et Ă tester les symĂ©tries fondamentales. Sept ans aprĂšs cette premiĂšre observation, deux expĂ©riences menĂ©es dans le nouveau complexe du dĂ©cĂ©lĂ©rateur dâantiprotons AD ont produit, pour la premiĂšre fois, un grand nombre d’atomes d’antihydrogĂšne froid.

Quelques annĂ©es plus tard, l’approbation du dĂ©cĂ©lĂ©rateur ELENA a Ă©tĂ© un processus difficile. Finalement, aprĂšs ma prĂ©sentation au Conseil scientifique du CERN, le directeur gĂ©nĂ©ral a posĂ© une main sur mon Ă©paule et m’a dit : « C’Ă©tait exactement l’exposĂ© dont j’avais besoin, merci ». ELENA a dĂ©marrĂ© en 2020 et dĂ©cĂ©lĂšre encore davantage les antiprotons de l’AD, ce qui permet aux expĂ©riences d’en piĂ©ger beaucoup plus et ouvre une nouvelle Ăšre passionnante pour la recherche sur l’antimatiĂšre.
Trente ans aprĂšs la premiĂšre fabrication dâantihydrogĂšne, la comparaison des atomes d’hydrogĂšne et d’antihydrogĂšne constitue encore l’un des meilleurs moyens de tester avec prĂ©cision les diffĂ©rences entre matiĂšre et antimatiĂšre. Leurs spectres devraient ĂȘtre identiques, de sorte que toute diffĂ©rence minime ouvrirait une fenĂȘtre sur une nouvelle physique. »
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Cet entretien a Ă©tĂ© adaptĂ© du livre « Infiniment CERN », publiĂ© en 2004 Ă l’occasion du 50e
anniversaire du CERN et mis Ă jour avec l’aide de Walter Oelert en 2024. La citation de Heisenberg figure dans The Physicist’s Concept of Nature (1973), Vol. 1972, 271.