Les progrĂšs de la recherche fondamentale en physique des particules reposent souvent sur la mise au point de dĂ©tecteurs de plus en plus prĂ©cis, rĂ©agissant de plus en plus vite, couvrant des surfaces toujours plus vastes. Les premiers dĂ©tecteurs utilisĂ©s au CERN ne rĂ©pondent que partiellement Ă ces exigences, puisquâils reposent essentiellement sur des mĂ©thodes photographiques qui ne se prĂȘtent pas Ă lâĂ©tude dâinteractions trĂšs rares, pour lesquelles il faut sĂ©lectionner les quelques Ă©vĂ©nements intĂ©ressants sur les millions dâinteractions observĂ©es. Pour ces Ă©tudes, il faut augmenter considĂ©rablement la vitesse de collecte des donnĂ©es.
En 1968, Georges Charpak utilise un systĂšme bien connu, le compteur proportionnel, pour construire un nouveau type de dĂ©tecteur : la « chambre proportionnelle multifils ». Dans un compteur proportionnel, une tension Ă©lectrique est appliquĂ©e aux bornes d’un tube rempli de gaz au centre duquel passe un fil. Au passage des particules, le gaz est ionisĂ©, ce qui dĂ©clenche une rĂ©action en chaĂźne qui gĂ©nĂšre un signal Ă©lectrique sur le fil. Ce signal permet de connaĂźtre l’emplacement de la premiĂšre ionisation.
Georges Charpak a l’idĂ©e, au lieu d’utiliser un tube et un seul fil, de recourir Ă une enceinte remplie de gaz Ă©quipĂ©e de nombreux fils de dĂ©tection parallĂšles. Chaque fil est connectĂ© Ă un amplificateur Ă transistor et fonctionne ainsi comme un compteur proportionnel indĂ©pendant. Ce dispositif, reliĂ© Ă un ordinateur, permet dâobtenir une vitesse de comptage mille fois supĂ©rieure Ă celle des dĂ©tecteurs de lâĂ©poque et une rĂ©solution spatiale de lâordre du millimĂštre. Un dĂ©veloppement ultĂ©rieur, la chambre Ă dĂ©rive, atteint une rĂ©solution spatiale meilleure encore, de quelques fractions de millimĂštre. L’invention rĂ©volutionne la dĂ©tection des particules, la faisant entrer dans l’Ăšre Ă©lectronique.
Actuellement, presque toutes les expĂ©riences menĂ©es en physique des particules font appel Ă un dĂ©tecteur de trajectoire fondĂ© sur les principes des chambres proportionnelles multifils. Cette technique est aussi utilisĂ©e dans dâautres domaines, tels que la biologie, la radiologie et la mĂ©decine nuclĂ©aire.
TĂ©moignage
Les recherches sur les dĂ©tecteurs en physique des hautes Ă©nergies peuvent ĂȘtre une source dâimportantes avancĂ©es dans dâautres domaines â Ă condition que des personnes expĂ©rimentĂ©es aient la libertĂ© dâaborder des problĂšmes qui ne soient pas directement liĂ©s Ă lâobjectif principal de leur laboratoire.
Georges Charpak
Georges Charpak arrive au CERN en 1959. Au cours de sa carriĂšre, il travaille sur diffĂ©rentes expĂ©riences et met au point de nombreux dĂ©tecteurs qui auront des rĂ©percussions majeures en physique des particules. Il reçoit le prix Nobel de physique en 1992 pour lâinvention et le dĂ©veloppement de dĂ©tecteurs de particules, en particulier de la chambre proportionnelle multifils.
« Je nâai pratiquement jamais dĂ©marrĂ© lâĂ©tude dâun dĂ©tecteur sans avoir Ă rĂ©soudre un problĂšme pour mes propres expĂ©riences ou Ă surmonter les difficultĂ©s auxquelles se trouvait confrontĂ©e la communautĂ© dans laquelle je travaillais. Dans les annĂ©es 1960, lâun de ces problĂšmes venait des chambres Ă bulles, les principaux outils en physique des particules, qui rencontraient un seuil de saturation. Avec prĂšs de 10 millions de photos prises chaque annĂ©e, la communautĂ© mondiale de physique des hautes Ă©nergies avait atteint le volume maximal de photographies pouvant raisonnablement ĂȘtre traitĂ©es par lâĆil humain.
Dâautres dĂ©tecteurs, les chambres Ă Ă©tincelles, Ă©taient dĂ©clenchĂ©s par des dĂ©tecteurs rapides pour sĂ©lectionner des Ă©vĂ©nements noyĂ©s dans un flot dâinteractions inintĂ©ressantes. Cette technique se heurtait pourtant Ă la mĂȘme limite de millions dâimages Ă analyser. Ă ce moment, ayant terminĂ© avec succĂšs lâexpĂ©rience pour laquelle jâĂ©tais venu au CERN, la mesure du moment magnĂ©tique du muon, je me mis Ă rĂ©flĂ©chir Ă une mĂ©thode permettant de dĂ©terminer la position dâune Ă©tincelle dans une chambre Ă Ă©tincelles sans devoir prendre une photographie [âŠ].
La rĂ©volution des amplificateurs Ă transistors permit lâĂ©mergence dâune nouvelle idĂ©e [âŠ]. GrĂące Ă lâexpĂ©rience acquise dans la construction de compteurs proportionnels monofils pour ma thĂšse de physique nuclĂ©aire des basses Ă©nergies, je conçus une petite chambre de 10 centimĂštres sur 10, avec des composants simples qui permettaient Ă chaque fil de fonctionner comme un compteur proportionnel monofil. En testant la chambre, jâobservais des impulsions proportionnelles Ă lâĂ©nergie perdue par les particules traversant le gaz. Plusieurs propriĂ©tĂ©s ouvraient la voie Ă des dĂ©tecteurs innovants : les impulsions dĂ©tectĂ©es sur les fils anodes nâĂ©taient pas produites par les Ă©lectrons des avalanches mais par le mouvement des ions positifs induisant des impulsions de polaritĂ© opposĂ©e sur les fils voisins. Le fil collectant lâavalanche dâĂ©lectrons pouvait ainsi ĂȘtre facilement identifiĂ©. Une frĂ©quence dâun million dâimpulsions dĂ©tectĂ©es par seconde pouvait ĂȘtre obtenu, soit 1 000 fois plus quâavec les chambres Ă Ă©tincelles.
Les impulsions avaient un retard de quelques nanosecondes par rapport aux particules initiales, ce qui permettait de mesurer facilement la distance de la trajectoire jusquâau fil. Cela ouvrit la voie Ă une autre percĂ©e majeure : les chambres Ă dĂ©rive, qui permirent de construire de vastes surfaces de dĂ©tection avec un petit nombre de canaux Ă©lectroniques et des prĂ©cisions de lâordre de 100 microns. Les impulsions positives induites sur les cathodes permirent de construire des dĂ©tecteurs bi-dimensionnels essentiels pour localiser les rayons X ou les neutrons.
Je commençais aussi Ă mâintĂ©resser Ă lâapplication des dĂ©tecteurs Ă dâautres domaines. En 1974, en collaboration avec le laboratoire de Saclay en France, mon groupe entreprit lâexploration du corps humain avec des faisceaux de particules Ă haute Ă©nergie. Les chambres Ă fils donnant la position des particules entrantes et sortantes, nous eĂ»mes lâidĂ©e de cartographier en trois dimensions la rĂ©partition de la densitĂ© Ă lâintĂ©rieur dâun corps vivant sans avoir Ă faire tourner ni la source, ni le corps, ni le dĂ©tecteur. AprĂšs des rĂ©sultats initiaux satisfaisants, nous arrĂȘtĂąmes le projet car aucun accĂ©lĂ©rateur abordable ne semblait se profiler pour cette application.
Toutefois, les recherches sur les dĂ©tecteurs en physique des hautes Ă©nergies peuvent ĂȘtre une source dâimportantes avancĂ©es dans dâautres domaines â Ă condition que des personnes expĂ©rimentĂ©es aient la libertĂ© dâaborder des problĂšmes qui ne soient pas directement liĂ©s Ă lâobjectif principal de leur laboratoire. De prĂ©cieuses solutions pourront probablement ĂȘtre trouvĂ©es dans beaucoup de domaines grĂące aux efforts dĂ©ployĂ©s pour construire Ă faible coĂ»t les dĂ©tecteurs de particules Ă grande vitesse et extrĂȘmement prĂ©cis quâexigera la prochaine gĂ©nĂ©ration dâaccĂ©lĂ©rateurs. »
_____
Cet entretien est adaptĂ© du livre « Infiniment CERN » publiĂ© en 2004 Ă l’occasion du 50e anniversaire du CERN. Georges Charpak est dĂ©cĂ©dĂ© en 2010 Ă l’Ăąge de 86 ans. Pour en savoir plus, lisez cet article du CERN Courier qui lui est consacrĂ© (en anglais).